I
Le vin d’Anjou

Ce début annonce au lecteur qu’il doit assister à de sinistres scènes.

(E. Sue, Les Mystères de Paris)

 

Je m’appelle Boris Balkan et j’ai traduit autrefois La Chartreuse de Parme en espagnol. À part cela, mes critiques et recensions paraissent dans les suppléments et revues littéraires de la moitié de l’Europe, je donne des cours d’été sur la littérature contemporaine et j’ai publié plusieurs livres sur le roman populaire du XIXe siècle. Rien de spectaculaire, je le crains ; surtout à une époque où les suicides se déguisent en homicides, où le médecin de Roger Ackroyd écrit des romans, où trop de gens s’entêtent à publier deux cents pages sur les passionnantes expériences qu’ils vivent en se regardant dans le miroir.

Mais restons-en à notre histoire.

Je fis la connaissance de Lucas Corso un jour qu’il vint me voir, Le Vin d’Anjou sous le bras. Corso était un mercenaire de la bibliophilie, un chasseur de livres à gages. Ce qui veut dire doigts sales et parole facile, bons réflexes, de la patience et beaucoup de chance. Sans oublier une mémoire prodigieuse, capable de se souvenir dans quel coin poussiéreux d’une échoppe de bouquiniste sommeille ce volume pour lequel on le paiera une fortune. Sa clientèle était restreinte, mais choisie : une vingtaine de libraires de Milan, Paris, Londres, Barcelone ou Lausanne, de ceux qui ne vendent que sur catalogue, investissent à coup sûr et ne tiennent jamais plus d’une cinquantaine de titres à la fois ; aristocrates de l’incunable pour qui parchemin au lieu de vélin ou trois centimètres de plus de marge se comptent en milliers de dollars. Chacals de Gutenberg, piranhas des foires d’antiquaires, sangsues des ventes aux enchères, ils sont capables de vendre leur mère pour une édition princeps ; mais ils reçoivent leurs clients dans des salons aux canapés de cuir d’où l’on voit le Duomo ou le lac de Constance, et ils ne se salissent jamais les mains, ni la conscience. Pour cela, il y a Corso et ses semblables.

Mon visiteur fit glisser de son épaule un sac de toile qu’il déposa par terre, à côté de ses chaussures Oxford mal cirées, avant de tomber en arrêt devant la photo encadrée de Rafael Sabatini qui se trouve sur mon bureau, à côté du stylo que j’utilise pour corriger articles et épreuves. Le geste me plut, car les gens que je reçois accordent d’ordinaire peu d’attention à ce petit cadre qu’ils prennent pour la photo d’un vieil oncle. Je guettais sa réaction et je vis qu’il esquissait un sourire en s’asseyant : une moue juvénile de lapin acculé au fond d’une impasse, de celles qui conquièrent immédiatement la faveur inconditionnelle du public dans les dessins animés. Avec le temps, j’appris qu’il était également capable de sourire comme un loup étique et cruel, et qu’il pouvait jouer l’un ou l’autre de ces personnages selon les circonstances ; mais ce ne fut que beaucoup plus tard. Lors de cette première visite, il me parut convaincant, si bien que je résolus de risquer un signe de connivence :

— Il naquit avec le don du rire, citai-je en montrant le portrait, et le sentiment que le monde était fou...

Je le vis hocher lentement la tête et j’éprouvai pour lui une sympathie complice que je lui conserve encore, malgré tout ce qui s’est passé depuis. Il avait sorti de quelque part, en escamotant le paquet, une cigarette sans filtre aussi froissée que son vieux manteau et son pantalon de velours. Il la retournait entre ses doigts en m’observant derrière ses lunettes à monture d’acier, perchées de travers sur son nez, ses cheveux semés de fils d’argent tombant en désordre sur son front. Comme s’il empoignait la crosse d’un pistolet, il enfonçait l’autre main dans une de ses poches : énormes fosses déformées par les livres et les catalogues, les papiers de toutes sortes et, je ne l’appris que plus tard, une flasque remplie de gin Bols.

—... Et ce fut tout son patrimoine, enchaîna sans effort mon interlocuteur avant de s’installer commodément dans son fauteuil et d’esquisser un nouveau sourire. Mais pour être franc, je préfère Le Capitaine Blood.

Je levai mon stylo en l’air pour l’admonester d’un air sévère.

— Vous avez tort. Scaramouche est à Sabatini ce que Les Trois Mousquetaires sont à Dumas – et je fis un petit salut respectueux dans la direction du portrait. Il naquit avec le don du rire... Il n’y a pas dans toute l’histoire du feuilleton d’aventures deux premières lignes comparables à celles-ci.

— C’est peut-être vrai, reconnut-il après un moment d’apparente réflexion ; puis il déposa sur la table le classeur qui contenait un manuscrit dont chaque page était recouverte d’une enveloppe protectrice de plastique. Et c’est une bien étrange coïncidence que vous veniez de parler de Dumas.

Il poussa la chemise vers moi en la retournant de façon à ce que je puisse voir son contenu. Toutes les pages étaient écrites en français, au recto seulement, sur deux types de papier : le premier blanc, déjà jauni par le temps, l’autre bleu pâle, finement quadrillé, lui aussi vieilli par les années. À chaque couleur correspondait une écriture différente, quoique celle du papier bleu, tracée à l’encre noire, se retrouvât aussi sur les feuilles blanches, sous forme d’annotations postérieures à la rédaction originelle dont la calligraphie était plus petite et pointue. Il y avait en tout quinze feuillets, dont onze bleus.

— Curieux..., fis-je en levant les yeux vers Corso – il m’observait en me lançant de tranquilles coups d’œil qui hésitaient entre le manuscrit et mon visage. Où avez-vous donc trouvé cela ?

Il se gratta un sourcil, pesant certainement jusqu’à quel point les renseignements qu’il allait me demander l’obligeaient à me rendre la pareille en me fournissant ce genre de détails. Le résultat fut une troisième moue, cette fois de lapin innocent. Corso était un professionnel.

— Quelque part. Un client d’un client.

— Je vois.

Il fit une courte pause, méfiant. En plus d’être un signe de prudence et de réserve, la méfiance est synonyme d’astuce. Et nous le savions tous les deux.

— Bien entendu, ajouta-t-il, je vous donnerai les noms des intéressés si vous me le demandez.

Je répondis que ce n’était pas nécessaire, ce qui parut le tranquilliser. Il redressa ses lunettes avec un doigt, puis me demanda mon avis sur ce que j’avais entre les mains. Sans lui répondre tout de suite, je feuilletai le manuscrit à l’envers jusqu’à la première page. Le titre était écrit en majuscules, d’un trait de plume plus épais : le vin d’anjou.

Je lus les premières lignes à haute voix :

 

Après des nouvelles presque désespérées du roi, le bruit de sa convalescence commençait à se répandre dans le camp...

 

Je ne pus m’empêcher de sourire. Corso fit un geste qui semblait vouloir m’encourager, m’inviter à prononcer mon verdict.

— Sans le moindre doute, il s’agit d’Alexandre Dumas père. Le Vin d’Anjou : chapitre quarante et quelque, si je me souviens bien, des Trois Mousquetaires.

— Quarante-deux, confirma Corso. Chapitre quarante-deux.

— Et c’est l’original ?... Le manuscrit authentique de Dumas ?

— C’est pour cette raison que je suis ici. Pour que vous me le disiez.

Je courbai un peu le dos, comme pour éluder une responsabilité qui me paraissait excessive.

— Pourquoi moi ?

C’était une question stupide, de celles qui ne servent qu’à gagner du temps. Corso dut croire à de la fausse modestie, mais il réprima une moue d’impatience.

— Vous êtes un spécialiste, répondit-il d’une voix un peu sèche. Et en plus d’être le critique littéraire le plus influent de ce pays, vous savez tout du roman populaire du XIXe siècle.

— Vous oubliez Stendhal.

— Je ne l’oublie pas. J’ai lu votre traduction de La Chartreuse de Parme.

— Voyez-vous... Vous me flattez.

— N’en croyez rien. Je préfère celle de Consuelo Berges.

Nous sourîmes tous les deux. Il continuait à me faire bonne impression et je commençais à me faire une idée de son style.

— Vous connaissez mes livres ?

— Quelques-uns. Lupin, Raffles, Rocambole, Holmes, par exemple. Ou vos essais sur Valle Inclán, Baroja et Galdós. Et puis, Dumas : la marque d’un géant. Et votre étude sur Le Comte de Monte-Cristo.

— Vous les avez tous lus ?

— Non. Le fait que je m’intéresse professionnellement à des livres ne signifie pas que je sois obligé de les lire.

Il mentait. Ou du moins, il exagérait le côté négatif de sa réponse. Le personnage appartenait à la famille des consciencieux ; avant de venir me voir, il avait jeté un coup d’œil sur tout ce qu’il avait pu trouver à mon sujet. C’était un de ces lecteurs compulsifs qui dévorent le papier imprimé depuis la plus tendre enfance ; au cas, peu probable, où l’enfance de Corso avait pu connaître un moment que l’on puisse qualifier de tendre.

— Je comprends, répondis-je pour dire quelque chose.

Il fronça un moment les sourcils pour s’assurer qu’il n’oubliait rien, puis ôta ses lunettes, souffla sur les verres et se mit à les essuyer avec un mouchoir froissé qu’il sortit des insondables poches de son manteau. Sous les fausses apparences de fragilité que lui donnait ce vêtement trop grand pour lui, avec ses incisives de rongeur et son air tranquille, Corso était solide comme le roc. Il avait des traits nets et précis, taillés à la serpe, des yeux attentifs, toujours prêts à exprimer une ingénuité dangereuse pour celui qui se laissait séduire par les apparences. Parfois, surtout lorsqu’il était immobile, il donnait l’impression d’être plus gauche et lent qu’il ne l’était en réalité. Il appartenait à cette catégorie d’êtres apparemment malmenés par la vie, à qui les hommes offrent des cigarettes et les garçons de café un dernier petit verre gratuit, tandis que les femmes éprouvent l’envie impérieuse de les adopter sur-le-champ. Ensuite, quand on se rend compte vraiment de ce qui se passe, il est déjà trop tard pour leur mettre la main au collet. Ils galopent au loin, gravant de nouvelles entailles sur le manche de leur poignard.

— Revenons à Dumas, proposa-t-il en montrant le manuscrit avec ses lunettes. Quelqu’un qui est capable d’écrire cinq cents pages sur lui devrait pouvoir reconnaître un air de famille devant ses originaux... Vous ne croyez pas ?

Je posai la main sur les pages protégées par leurs enveloppes de plastique, avec l’onction d’un prêtre devant les instruments du culte.

— Je regrette de vous décevoir, mais je ne sens rien.

Nous nous mîmes à rire tous les deux. Corso avait un rire particulier, comme s’il riait entre ses dents : celui de quelqu’un qui n’est pas sûr que lui et son interlocuteur rient bien de la même chose. Un rire retenu et distant, avec un peu d’insolence pour faire bonne mesure ; de ces rires qui flottent longtemps en l’air avant de s’évanouir. Longtemps même après que leur propriétaire s’en est allé.

— Une chose à la fois... Le manuscrit vous appartient ?

— Je vous ai déjà dit que non. Un client vient d’en faire l’acquisition et il s’étonne que personne jusqu’à présent n’ait entendu parler de ce chapitre original et intégral des Trois Mousquetaires... Il désire une expertise en règle, et j’y travaille.

— Je m’étonne que vous vous occupiez d’affaires mineures – c’était la vérité ; moi aussi j’avais déjà entendu parler de Corso. Après tout, Dumas, à notre époque...

Je laissai ma phrase en suspens avec un sourire de circonstance, un sourire d’amertume complice ; mais Corso n’accepta pas cet appel du pied et resta sur la défensive :

— Mon client est un ami, précisa-t-il d’une voix neutre. Il s’agit d’un service personnel.

— Je comprends, mais je ne sais si je vais pouvoir vous être utile. J’ai vu quelques originaux, et celui-ci pourrait bien être authentique ; mais de là à le certifier, il y a une marge. Pour cela, il vous faut un bon graphologue... J’en connais un excellent à Paris : Achille Replinger. Il possède une librairie spécialisée dans les autographes et documents historiques, près de Saint-Germain-des-Prés... Spécialiste des auteurs français du XIXe siècle, un homme charmant et un très bon ami à moi – je montrai un des cadres accrochés au mur. C’est lui qui m’a vendu cette lettre de Balzac, il y a des années. Très cher, naturellement.

Je sortis mon agenda pour recopier l’adresse sur une carte que je tendis à Corso. Il la rangea dans un portefeuille usé, rempli de bouts de papier, avant de sortir de son manteau un bloc et un crayon, de ceux qui sont munis d’une gomme à une extrémité. La gomme avait été maintes fois mordillée, comme celle d’un écolier.

— Je peux vous poser quelques questions ?

— Mais bien sûr.

— Étiez-vous au courant de l’existence d’un chapitre autographe complet des Trois Mousquetaires ?

Je fis signe que non avant de répondre, tout en revissant le capuchon de mon Montblanc.

— Non. Cette œuvre a été publiée par livraisons dans Le Siècle, entre mars et juillet 1844... Une fois le texte composé par le typographe, l’original manuscrit allait au panier. Mais quelques fragments ont cependant survécu ; vous pouvez les consulter en appendice à l’édition Garnier de 1968.

— Quatre mois, c’est peu – Corso mordillait le bout de son crayon, pensif. Dumas écrivait vite.

— À cette époque, tous le faisaient. Stendhal a rédigé sa Chartreuse en sept semaines. De toute façon, Dumas avait des collaborateurs, des nègres en jargon du métier. Celui des Mousquetaires s’appelait Auguste Maquet... Ils travaillèrent ensemble à la suite, à Vingt Ans après, ainsi qu’au Vicomte de Bragelonne qui termine le cycle. Et puis encore au Comte de Monte-Cristo et à quelques autres romans... Ceux-là, vous les aurez sans doute lus, je suppose.

— Naturellement. Comme tout le monde.

— Comme tout le monde à une autre époque, voulez-vous dire – je feuilletais avec respect les pages du manuscrit... Il est loin le temps où une signature de Dumas multipliait les tirages et enrichissait les éditeurs. Presque tous ses romans ont été publiés de cette façon, en feuilletons, avec la mention Suite au prochain numéro en bas de page. Et le public attendait le cœur battant le chapitre suivant... Mais vous savez tout cela.

— Je vous en prie. Continuez.

— Que voulez-vous que je vous dise de plus ? Dans le feuilleton type, la clé du succès est simple : le héros ou l’héroïne possèdent des vertus ou des traits qui obligent le lecteur à s’identifier à eux... C’est ce qu’on retrouve aujourd’hui dans le feuilleton télévisé. Mais imaginez l’effet produit, à une époque qui ne connaissait ni la radio ni la télévision, sur une bourgeoisie avide de surprises et de divertissement, peu exigeante lorsqu’il s’agissait de qualité formelle ou de bon goût... C’est ce qu’avait compris le génial Dumas qui fabriqua au moyen d’une savante alchimie un véritable produit de laboratoire : quelques gouttes de ceci, un peu de cela, plus du talent. Résultat : une drogue qui faisait de vous un esclave – et je me montrai du doigt, non sans orgueil. Qui en fait encore.

Corso prenait des notes. Pointilleux, sans scrupules et mortel comme un mamba noir, ainsi qu’allait plus tard le définir une de ses connaissances un jour que son nom était venu sur le tapis. Il avait une façon singulière de se placer en face de ses interlocuteurs, de vous regarder derrière ses lunettes posées de travers et d’acquiescer lentement, comme avec un certain doute raisonnable et bienveillant ; un peu comme une pute en train de réciter, pour vous faire plaisir, un sonnet sur Cupidon. Comme pour vous donner la possibilité de rectifier le tir avant qu’il ne soit trop tard.

Au bout d’un moment, il s’arrêta et leva les yeux.

— Mais vos travaux ne se limitent pas au roman populaire. Vous êtes un critique réputé... – il semblait hésiter, chercher le mot juste – dans d’autres domaines plus sérieux. Dumas lui-même disait de son œuvre que c’était de la littérature facile... On croirait presque à du mépris pour le public.

Cette feinte situait bien mon interlocuteur ; c’était une de ses signatures, comme le valet de Rocambole sur les lieux du crime. Il abordait les questions de loin, apparemment sans prendre parti, mais en vous harcelant de petites piques lancées à l’improviste. Celui qui s’irrite parle, avance des arguments et des justifications, procurant autant d’informations supplémentaires à l’adversaire. Même ainsi, ou peut-être à cause de cela, car je ne suis pas né de la dernière pluie et je comprenais la tactique de Corso, je me sentis agacé :

— Ne donnez pas dans les lieux communs, répondis-je avec impatience. Le feuilleton a produit beaucoup de papier éphémère, mais Dumas était au-dessus de cela... En littérature, le temps est un naufrage dans lequel Dieu reconnaît les siens ; je vous mets au défi de citer des héros imaginaires qui survivent avec autant de santé que d’Artagnan et ses compagnons, sauf peut-être le Sherlock Holmes de Conan Doyle... Le cycle des Trois Mousquetaires appartient indubitablement au genre du feuilleton de cape et d’épée ; vous y trouverez tous les vices propres à ce type de littérature. Mais c’est aussi un feuilleton illustre qui dépasse les niveaux habituels du genre. Une histoire d’amitié et d’aventure qui n’a rien perdu de sa fraîcheur, malgré l’évolution des goûts et le discrédit stupide dans lequel est tombée l’action. Depuis Joyce, on dirait que nous devons nous résigner à Molly Bloom et renoncer à Nausicaa après le naufrage, sur la plage... Vous n’avez jamais lu mon opuscule Vendredi, ou les limbes du Pacifique ?... En fait d’Ulysse, je me contente encore de celui d’Homère.

J’avais un peu haussé le ton sur cette cadence, attendant la réaction de Corso. Il souriait à demi, sans s’engager, mais je me souvenais de l’expression qu’avaient prise ses yeux lorsque j’avais mentionné Scaramouche, et je sentis que j’étais sur le bon chemin.

— Je sais de quoi vous voulez parler, dit-il enfin. Vos opinions sont aussi connues que polémiques, monsieur Balkan.

— Mes opinions sont connues parce que j’ai fait en sorte qu’elles le soient. Quant à mépriser le public, comme vous l’assuriez il y a un moment, vous ignorez peut-être que l’auteur des Trois Mousquetaires est monté sur les barricades pendant les révolutions de 1830 et de 1848, qu’il a fourni des armes à Garibaldi, payées de sa bourse... N’oubliez pas que le père de Dumas était un grand général républicain... Cet homme débordait d’amour pour le peuple et la liberté.

— Quoique son respect de l’exactitude des faits fût tout relatif.

— C’est peu de chose. Vous savez ce qu’il répondait à ceux qui l’accusaient de violer l’Histoire ?... «Je la viole, certes. Mais je lui fais de beaux enfants. »

Je déposai mon stylographe sur la table et me levai pour m’approcher des vitrines remplies de livres qui couvrent les murs de mon cabinet de travail. J’en ouvris une pour en extraire un volume relié en cuir foncé.

— Comme tous les grands fabulateurs, Dumas savait tromper son monde... La comtesse Dash, qui le connut fort bien, dit dans ses mémoires qu’il suffisait qu’il raconte une anecdote apocryphe pour que ce mensonge soit pris pour un fait historique... Voyez un peu le cardinal Richelieu : ce fut le plus grand homme de son temps. Mais après être passée par les mains mensongères de Dumas, son image nous arrive déformée et sinistre, sous les apparences peu engageantes de celle d’un grand méchant... – je me retournai vers Corso, le livre entre les mains. Connaissez-vous ceci ?... Une œuvre de Gatien de Courtilz de Sandras, un mousquetaire qui vécut à la fin du XVIIe siècle. Il s’agit des mémoires de d’Artagnan, le vrai. Charles de Batz-Castelmore, comte d’Artagnan. Un Gascon né en 1615 qui fut effectivement mousquetaire ; il ne vécut pas à l’époque de Richelieu, mais plutôt du temps de Mazarin. Il mourut en 1673, au siège de Maastricht quand, à l’instar de son homonyme fictif, il allait recevoir le bâton de maréchal... Comme vous le voyez, les viols d’Alexandre Dumas ont donné naissance à de beaux enfants... Le génie du romancier a transformé cet obscur Gascon en chair et en os, dont l’Histoire avait oublié le nom, en un géant de légende.

Assis dans son fauteuil, Corso écoutait toujours. Je lui mis entre les mains le livre qu’il feuilleta avec intérêt et précaution. Il tournait lentement les pages, en les effleurant à peine du bout des doigts, ne touchant que le bord des pages. De temps en temps, il s’arrêtait sur un nom ou un chapitre. Derrière les verres de ses lunettes, ses yeux se déplaçaient avec rapidité et assurance. À un moment donné, il s’arrêta pour noter quelque chose sur son bloc : « Mémoires de M. d’Artagnan, G. de Courtilz, 1704, P. Rouge, 4 volumes in-12, 4e édition. » Puis il referma le volume et me regarda longuement.

— Vous l’avez bien dit : c’était un menteur.

— Oui, dus-je admettre en me rasseyant. Mais de génie. Alors que d’autres se seraient bornés à plagier, il a construit un monde romanesque qui tient toujours debout... « L’homme ne vole pas, il conquiert, disait-il ; il fait de la province qu’il prend une annexe de son empire : il lui impose ses lois, il la peuple de ses sujets, il étend son sceptre d’or sur elle... » La création littéraire serait-elle autre chose ?... Dans son cas, le filon qu’il exploite est celui de l’histoire de France. La formule était extraordinaire : respecter le cadre et altérer le tableau, piller sans vergogne le trésor qui s’offrait à lui... Dumas transforme les personnages principaux en secondaires, ceux qui furent d’humbles cadets deviennent protagonistes, et il aligne des pages et des pages sur des incidents qui dans la chronique réelle occupent deux lignes... Le pacte d’amitié conclu entre d’Artagnan et ses compagnons n’a jamais existé, notamment parce que certains d’entre eux n’eurent pas l’occasion de se connaître... De même, il n’y a jamais eu de comte de la Fère, ou bien il y en a eu beaucoup, mais aucun d’eux ne s’appela Athos. En revanche, Athos a bel et bien existé ; il s’appelait Armand de Sillègue, seigneur d’Athos, et il est mort d’une estocade lors d’un duel, avant que d’Artagnan n’entre chez les mousquetaires du roi... Aramis était Henri de Aramitz, écuyer, abbé laïque de la sénéchaussée d’Oloron, enrôlé en 1640 dans les mousquetaires que commandait son oncle. Il finit ses jours sur ses terres, entouré de sa femme et de ses quatre enfants. Quant à Porthos...

— Ne me dites pas qu’il y a eu aussi un Porthos.

— Mais si. Il s’appelait Isaac de Portau et il a dû connaître Aramis, ou Aramitz, puisqu’il est entré chez les mousquetaires trois ans après lui, en 1643. Selon la chronique, il est mort prématurément, d’une maladie, d’une blessure de guerre, ou lors d’un duel, comme Athos.

Corso se mit à tambouriner sur les Mémoires de d’Artagnan et tourna légèrement la tête. Il souriait.

— Dans un instant, vous allez me dire aussi que Milady a existé...

— Exactement. Mais elle ne s’appelait pas Anne de Breuil et elle n’était pas non plus duchesse de Winter. Pas plus qu’elle ne portait une fleur de lys marquée à l’épaule. Mais elle était effectivement agent de Richelieu. Il s’agissait de la comtesse Carlisle et, de fait, elle vola deux ferrets de diamants au duc de Buckingham lors d’un bal... Ne faites pas cette tête. La Rochefoucauld le raconte dans ses mémoires. Et La Rochefoucauld était un homme tout à fait sérieux.

Corso me regardait fixement. Il ne semblait pas être de ceux qui ont l’admiration facile, moins encore lorsqu’il s’agit de livres ; mais il paraissait impressionné. Plus tard, quand je le connus mieux, j’en vins à me demander si cette admiration était sincère, ou si elle faisait partie de son répertoire de feintes professionnelles. Maintenant que tout est terminé, je crois en être sûr : j’étais une source supplémentaire de renseignements, et Corso donnait du mou au cerf-volant.

— Tout ceci est passionnant.

— Si vous allez à Paris, Replinger pourra vous en dire bien davantage – je jetai un coup d’œil au manuscrit, sur le bureau. Mais j’ignore si les résultats d’un tel voyage justifieraient la dépense... Que peut valoir ce chapitre sur le marché ?

Il mordilla de nouveau le bout de son crayon, dubitatif :

— Pas beaucoup. Mais je dois aller à Paris pour une autre affaire.

Je souris avec une tristesse complice.

— Parmi mes maigres possessions, je compte un Don Quichotte d’Ibarra et une Volkswagen. Naturellement, l’auto m’a coûté plus que le livre.

— Je vois, dis-je sur un ton compréhensif.

Corso esquissa une grimace que l’on pouvait croire de résignation, puis il fit une moue pleine d’amertume qui découvrit ses incisives de rongeur :

— Tant que les Japonais ne se seront pas fatigués de Van Gogh et de Picasso, ajouta-t-il, et qu’ils ne se mettront pas à placer tout leur argent dans des livres rares.

Je me renversai dans mon fauteuil, scandalisé.

— Que Dieu nous garde quand ce jour sera venu !

— Vous parlez pour vous – il me regardait avec malice derrière ses lunettes perchées de travers. Pour ma part, j’espère bien m’en mettre plein les poches, monsieur Balkan.

Il remit son bloc dans la poche de son manteau, puis se leva et jeta son sac de toile sur son épaule. Je ne pus m’empêcher de m’arrêter un instant sur son aspect trompeusement paisible, avec ces lunettes à monture de métal qui ne tenaient jamais droit sur son nez. Plus tard, j’appris qu’il vivait seul, parmi les livres, les siens et ceux des autres, et qu’en plus d’être chasseur à gages, il était spécialiste des jeux napoléoniens, capable de reproduire de mémoire l’ordre de bataille exact à la veille de Waterloo : une histoire familière, un peu étrange, que je ne connus complètement que beaucoup plus tard. Je dois admettre que, peint sous ce jour, Corso semble dépourvu du moindre attrait. Pourtant, pour nous en tenir à la rigueur avec laquelle je veux conter cette histoire, je dois préciser qu’avec sa gaucherie, avec précisément cette maladresse qui pouvait être – j’ignore comment il y parvenait – à la fois caustique et vulnérable, ingénue et agressive, il parvenait à avoir ce que les femmes appellent du charme, tandis qu’il suscitait la sympathie chez les hommes. Sentiment positif qui s’envole en fumée lorsqu’on se tâte la poche pour constater qu’on vient de se faire délester de son portefeuille.

Corso récupéra le manuscrit et je l’accompagnai à la porte. Il s’arrêta pour me serrer la main dans le vestibule d’où les portraits de Stendhal, Conrad et Valle Inclán observent avec sévérité l’atroce lithographie que l’assemblée des copropriétaires a décidé, avec une seule voix contre, la mienne, d’accrocher il y a quelques mois sur le palier.

Ce n’est qu’à ce moment que j’osai formuler ma question :

— J’avoue que je suis curieux de savoir où l’on a trouvé ce manuscrit.

Il s’arrêta, indécis, avant de répondre. Manifestement, il pesait le pour et le contre. Mais je l’avais reçu aimablement et il était mon débiteur. Et puis, peut-être aurait-il encore besoin de moi. Il n’avait donc pas vraiment le choix.

— Vous le connaissez peut-être, répondit-il enfin. C’est un de mes clients qui l’a acheté, un certain Taillefer.

Je me permis une moue de surprise, mais sans exagération.

— Enrique Taillefer ?... L’éditeur ?

Son regard errait dans le vestibule. Finalement, il hocha une seule fois la tête, de haut en bas.

— Lui-même.

Nous restâmes silencieux tous les deux. Corso haussa les épaules, et je savais fort bien pourquoi. La raison de son geste s’étalait sur les pages de faits divers de tous les journaux ; Enrique Taillefer était mort une semaine plus tôt. On l’avait retrouvé pendu dans son salon : le cordon de sa veste d’intérieur en soie enroulé autour du cou, les pieds ballants dans le vide, au-dessus d’un livre ouvert et d’une potiche brisée en mille morceaux.

 

Quelque temps plus tard, quand tout fut terminé, Corso consentit à me raconter le reste de l’histoire. C’est ainsi que je peux reconstituer maintenant avec une fidélité raisonnable certains faits dont je ne fus pas le témoin : l’enchaînement de circonstances qui conduisit au dénouement fatal et à la solution de l’énigme entourant Le club Dumas. Grâce aux confidences du chasseur de livres, je peux donc ici faire office de docteur Watson et vous informer que l’acte suivant commença une heure après notre entretien, dans le bar de Makarova. Flavio La Ponte, dégoulinant de pluie, hors d’haleine, alla s’accouder au bar à côté de Corso et commanda un demi. Puis il regarda dans la direction de la rue, plein de rancœur mais content de lui, comme s’il venait d’échapper au feu croisé de francs-tireurs. La pluie tombait avec une fureur biblique.

— La maison Armengol et Fils, Livres anciens et curiosités bibliographiques pense te chercher des noises, dit-il, sa barbe blonde mouchetée de mousse autour de la bouche. Leur avocat vient de téléphoner.

— Et de quoi m’accusent-ils ? demanda Corso.

— D’avoir trompé une petite vieille pour piller sa bibliothèque. Ils jurent qu’ils s’étaient déjà entendus avec elle.

— Eh bien, ils n’avaient qu’à se lever plus tôt, comme moi.

— C’est ce que j’ai dit, mais ils sont furieux. Quand ils sont venus chercher le lot, le Persiles et le Fuero Real de Castilla s’étaient envolés. Et pour le reste, tu as fait une évaluation très supérieure à la valeur réelle. La propriétaire refuse de vendre maintenant. Elle demande le double de ce qu’ils lui offrent... – il but une gorgée de bière en faisant un clin d’œil, rieur et complice. Ratiboiser une bibliothèque, c’est ainsi qu’on appelle cette jolie manœuvre.

— Je sais, je sais – Corso montrait ses crocs dans un sourire cruel. Et la maison Armengol et Fils le sait aussi bien que moi.

— Méchanceté inutile, précisa La Ponte, objectif. Mais ce qui leur fait surtout mal, c’est le Fuero Real. Ils disent que tu leur as fait un coup bas en le barbotant.

— Et j’allais le laisser là-bas ! Une glose latine de Diaz de Montalvo, sans indications typographiques, mais imprimée à Séville, chez Alonso del Puerto, vraisemblablement en 1482... – Corso redressa ses lunettes avec son index pour mieux regarder son ami. Qu’en dis-tu ?

— Pour moi, pas de problème ! Mais ils sont plutôt énervés.

— Alors, qu’ils se mettent au tilleul.

C’était l’heure de l’apéritif. Comme il n’y avait pas beaucoup de place au bar, ils étaient serrés épaule contre épaule, dans la fumée des cigarettes et le brouhaha des conversations, veillant à ne pas mettre les coudes dans les petites flaques de mousse qui couvraient le zinc.

— Et apparemment, ajouta La Ponte, ce Persiles est l’édition princeps. Reliure signée Trautz-Bauzonnet.

Corso secoua la tête.

— Non, Hardy. En maroquin.

— Encore mieux. De toute façon, je leur ai donné ma parole que je n’avais rien à voir avec cette affaire. Tu sais que je suis allergique aux disputes.

— Mais pas à ton trente pour cent.

L’autre leva la main, très digne.

— Je t’arrête. Ne mélange pas les torchons et les serviettes, Corso. La belle amitié que nous nous portons est une chose. Le pain de mes enfants en est une autre, tout à fait différente.

— Tu n’as pas d’enfants.

La Ponte fit une grimace moqueuse.

— Laisse-moi un peu de temps. Je suis encore jeune.

Il était plutôt petit, beau garçon, coquet, très soigné de sa personne, le sommet du crâne dégarni. Il s’arrangea un peu les cheveux avec la paume de la main, puis examina le résultat dans le miroir du bar. Il jeta ensuite un regard professionnel à l’entourage, à l’affût d’une éventuelle présence féminine. Il y était toujours attentif, comme à construire des phrases courtes dans sa conversation. Son père, libraire fort instruit, lui avait appris à écrire en lui dictant des morceaux choisis d’Azorín. Peu de gens se souviennent encore d’Azorín, mais La Ponte continuait à construire comme lui. Avec beaucoup de points. Cela lui donnait un certain aplomb dialectique à l’heure de séduire les clientes dans l’arrière-boutique de sa librairie de la calle Mayor, là où se trouvait la réserve des classiques érotiques.

— Et puis, reprit-il, j’ai quelques affaires en suspens avec Armengol et Fils. Des affaires délicates. Rentables à court terme.

— Avec moi aussi, rétorqua Corso par-dessus son verre de bière. Tu es le seul libraire pauvre pour qui je travaille. Et ces livres, c’est toi qui vas les vendre.

— D’accord, s’excusa La Ponte sans s’émouvoir. Tu sais que je suis un type pratique. Pragmatique. Vil et méprisable.

— Je sais.

— Dans un western, j’accepterais au grand maximum une balle dans le dos, et encore par pure amitié.

— Au grand maximum, reconnut Corso.

— De toute façon, ça n’a pas d’importance – La Ponte regardait autour de lui, distrait. J’ai déjà un acheteur pour le Persiles.

— Alors, paye-moi un autre verre. Sur ta commission.

Corso et lui étaient de vieux amis. Ils aimaient leurs demis avec un grand faux col et le Bols dans sa bouteille de marin en terre foncée, mais surtout les livres anciens et la brocante du vieux Madrid. Ils s’étaient connus bien des années plus tôt, quand Corso fouinait dans les librairies spécialisées pour le compte d’un client qui s’intéressait à une Celestina fantôme que quelqu’un donnait comme antérieure à l’édition connue de 1499. La Ponte n’avait pas ce livre ; il n’en avait même jamais entendu parler. En revanche, il comptait parmi ses trésors une édition du Dictionnaire des raretés et invraisemblances bibliographiques de Julio Ollero qui faisait allusion à la question. De leur conversation sur les livres était née une certaine affinité, confirmée lorsque La Ponte avait mis le verrou à la porte de sa boutique et que tous les deux étaient allés vider tout ce qu’il y avait à vider dans le bar de Makarova, tout en échangeant des souvenirs sur Melville, dont le Pequod avait vu grandir La Ponte depuis sa plus petite enfance, en même temps que les escapades d’Azorín. « Appelez-moi Ismahel », avait-il dit en faisant cul sec à son troisième Bols. Et Corso l’avait appelé Ismahel, en citant de mémoire et en son honneur l’épisode du forgeage du harpon d’Achab :

Et l’on donna trois coups dans la chair païenne, et les barbes du harpon promis à la Baleine blanche prirent leur trempe...

Ce qu’on arrosa comme il se devait, jusqu’à ce que La Ponte cesse de regarder les jeunes filles qui entraient et sortaient du bar pour jurer à Corso son amitié éternelle. Au fond, c’était un type un peu naïf – en dépit de son cynisme militant et du côté charognard de la profession de libraire d’occasion qu’il exerçait – et il ignorait que son nouvel ami aux lunettes de guingois exécutait une subtile manœuvre d’enveloppement : quelques coups d’œil sur ses rayons lui avaient permis de repérer plusieurs titres sur lesquels il pensait négocier. Mais il est sûr que La Ponte, avec sa petite barbe blonde et bouclée, ses yeux aussi doux que ceux du gabier Billy Budd et ses rêves de chasseur de baleines frustré, avait su conquérir la sympathie de Corso. N’était-il pas capable de réciter la liste complète des membres d’équipage du Pequod – Achab, Stubb, Starbuck, Flask, Perth, Parsi, Quiequeg, Tasthego, Daggoo... –, les noms de tous les bateaux cités dans Moby Dick – Goney, Town-Ho, Jéroboam, Jungfrau, Bouton de Rose, Soltero, Deleite, Raquel... –, et de plus, il savait exactement, preuve suprême, ce qu’était l’ambre gris. Ils parlèrent de livres et de baleines. Et c’est ainsi que fut fondée cette nuit-là la Fraternité des Harponneurs de Nantucket, avec Flavio La Ponte comme secrétaire général et Lucas Corso comme trésorier, seuls et uniques membres au demeurant, placée sous le bienveillant patronage de Makarova qui refusa de leur faire payer la dernière tournée pour terminer la soirée en partageant avec eux une dernière bouteille de gin.

— Je vais à Paris, annonça Corso en regardant dans la glace une grosse femme qui glissait toutes les quinze secondes des pièces de monnaie dans la fente d’une machine à sous, comme si la musiquette et le mouvement des fruits et cloches de couleur allaient la faire rester là, hypnotisée et parfaitement immobile, à part sa main qui appuyait sur les boutons du jeu, jusqu’à la fin des temps. Je vais m’occuper de ton Vin d’Anjou.

Il vit que son ami pinçait le nez et l’observait en coin. Paris, c’était des frais supplémentaires, des complications. La Ponte était un libraire modeste et pingre.

— Tu sais bien que je ne peux pas me le permettre.

Corso vidait lentement son verre.

— Si, tu peux – il sortit quelques pièces pour payer la tournée. J’y vais pour une autre affaire.

— Une autre affaire... répéta La Ponte en le regardant avec intérêt.

Makarova posa deux autres bières sur le comptoir. C’était une grande blonde, dans la quarantaine, cheveux courts, un anneau à l’oreille, souvenir du temps où elle naviguait à bord d’un chalutier russe. Elle portait des pantalons étroits et une chemise dont elle retroussait les manches jusqu’aux épaules. Et ses biceps excessivement développés n’étaient pas la seule chose masculine qu’on pouvait flairer en elle. Elle avait toujours une cigarette allumée au coin de la bouche, qu’elle laissait brûler là. Son allure balte et sa démarche lui donnaient l’air d’un ouvrier ajusteur dans une fabrique de roulements à billes de Leningrad.

— J’ai lu le livre, dit-elle à Corso en avalant les r ; la cendre de sa cigarette tomba sur sa chemise humide. Cette typesse, la Bovary. Pauvre conne.

— Je suis heureux de voir que tu as compris le fond de l’histoire.

Makarova passa le chiffon devant eux. À l’autre bout du bar, Zizi la surveillait tout en faisant tinter la caisse enregistreuse. C’était le pôle opposé de Makarova : beaucoup plus jeune, menue, et très jalouse. Parfois, à l’heure de la fermeture, elles se battaient à coups de poing, complètement saoules, devant les derniers clients de confiance. En une occasion, après une de ces disputes qui lui avait cette fois valu un œil au beurre noir, Zizi avait pris ses cliques et ses claques, furieuse et d’humeur vindicative. Jusqu’à ce qu’elle rentre, trois jours plus tard, les larmes de Makarova avaient fait flic-flac en tombant dans les verres de bière. Ce soir-là, elles fermèrent tôt et on les vit s’en aller enlacées par la taille, s’embrassant dans l’ombre des porches comme deux petites jeunes filles amoureuses.

— Il va à Paris, expliqua La Ponte en désignant Corso du menton. Il cache bien son jeu, celui-là.

Makarova ramassa les verres vides tout en regardant Corso à travers la fumée de sa cigarette.

— Il cache toujours quelque chose, répondit-elle, gutturale et flegmatique. Quelque part.

Puis elle déposa les verres dans l’évier et s’en alla s’occuper d’autres clients en faisant rouler ses épaules de débardeur. Corso était l’unique spécimen masculin qui échappait à son dédain pour le sexe opposé, ce qu’elle avait coutume de clamer haut et fort quand elle lui offrait un verre. Zizi elle-même le regardait avec une certaine neutralité. En une occasion où Makarova avait fait un tour au violon après avoir cassé la figure à un agent lors d’une manifestation de gays et de lesbiennes, Zizi avait attendu toute la nuit au commissariat, assise sur un banc. Corso l’avait accompagnée, armé de sandwichs et d’une bouteille de gin, non sans avoir auparavant pris contact avec ses relations dans la police afin d’arrondir un peu les angles. Tout cela rendait La Ponte absurdement jaloux.

— Pourquoi Paris ? demanda-t-il, même si son attention était ailleurs. Son coude gauche venait de s’enfoncer dans quelque chose de délicieusement mou. Et il parut enchanté de découvrir que sa voisine de bar était une jeune blonde armée d’énormes nichons.

Corso prit une gorgée de bière.

— Je vais aller aussi à Sintra, au Portugal – il continuait à regarder la grosse de la machine à sous. Complètement plumée, elle tendait un billet à Zizi pour faire de la monnaie. Une affaire pour Varo Borja.

Il entendit son ami siffler entre ses dents : Varo Borja, le plus grand libraire du pays. Un catalogue dépouillé, mais choisi. Et il possédait une solide réputation de bibliophile qui ne regardait pas à la dépense. Impressionné, La Ponte demanda une autre bière et de plus amples renseignements, avec cet air de buse rapace qu’il prenait automatiquement dès qu’il entendait le mot livre. Son caractère, quoique pingre, poltron et fier de l’être, ignorait l’envie, sauf lorsqu’il s’agissait de la propriété de femmes jolies et harponnables. Sur le plan professionnel, à part la satisfaction de mettre la main sur de belles pièces acquises à peu de risque, il éprouvait un respect sincère pour le travail et la clientèle de son ami.

— Tu as entendu parler des Neuf Portes ?

Le libraire, qui fouillait dans ses poches en prenant tout son temps pour que Corso paye cette fois encore et qui était sur le point de se retourner pour étudier plus à loisir son opulente voisine, parut oublier aussitôt sa proie. Il était bouche bée.

— Ne me dis pas que Varo Borja veut ce livre...

Corso déposa ses dernières pièces sur le comptoir. Makarova leur servit deux demis.

— Il l’a depuis longtemps. Et il l’a payé une fortune.

— Je n’en doute pas. Il n’en existe que trois ou quatre exemplaires connus.

— Trois, précisa Corso.

L’un se trouvait à Sintra, dans la collection Fargas. L’autre à la Fondation Ungern, à Paris. Et le troisième, provenant de la vente de la bibliothèque Terral-Coy de Madrid, était celui dont Varo Borja avait fait l’acquisition. Fasciné, La Ponte caressait les boucles de sa barbe. Naturellement, il avait entendu parler de Fargas, le bibliophile portugais. Quant à la baronne Ungern, cette vieille folle avait fait fortune en écrivant des livres sur l’occultisme et la démonologie. Son dernier succès, Isis nue, battait tous les records de vente dans les grands magasins.

— Ce que je ne comprends pas, reprit La Ponte, c’est ce que tu as à voir dans tout ça.

— Tu connais l’histoire du livre ?

— Très superficiellement, reconnut l’autre.

Corso trempa un doigt dans la mousse de sa bière et se mit à dessiner sur le zinc :

— L’époque, milieu du XVIIe siècle. Le lieu, Venise. Le protagoniste, un imprimeur du nom d’Aristide Torchia qui se met en tête d’éditer le Livre des Neuf Portes du Royaume des Ombres, une espèce de manuel pratique pour invoquer le diable... L’époque n’est pas propice à ce genre de littérature : le Saint-Office parvient à obtenir, sans grand effort, qu’on lui livre Torchia. Les chefs d’accusation : pratique des arts diaboliques dans toutes leurs variantes, aggravée par le fait que l’imprimeur a reproduit neuf gravures du célèbre Delomelanicon, le classique des livres noirs, que la tradition attribue à la main de Lucifer lui-même...

Makarova s’était approchée et tendait l’oreille, très attentive, en s’essuyant les mains sur sa chemise. La Ponte, sur le point de porter son verre à ses lèvres, s’arrêta en ébauchant instinctivement une grimace d’avidité professionnelle.

— Et cette édition ?

— Tu peux l’imaginer : ils en ont fait un joli feu de joie – Corso se composa un sourire cruel et chagrin ; il semblait véritablement regretter de ne pas avoir été témoin du spectacle. On dit qu’on entendait crier le diable au milieu des flammes.

Les coudes appuyés sur les gribouillis humides à côté des manettes de la bière pression, Makarova poussa un grognement sceptique. Son assurance de blonde, nordique et virile, n’était pas compatible avec les superstitions et les brumes méridionales. La Ponte, plus impressionnable, plongea le nez dans sa bière, pris d’une soif subite :

— Si on a entendu quelqu’un crier, je suppose que c’était l’imprimeur.

— Tu parles !

La Ponte frémit en s’imaginant la scène.

— Torturé, continua Corso, avec cette conscience professionnelle dont l’Inquisition faisait preuve face aux arts du Malin, l’imprimeur a fini par avouer, entre deux hurlements, qu’il restait encore un livre, un seul, en lieu sûr. En un lieu connu de lui seul. Puis il a fermé la bouche et ne l’a pas rouverte avant d’être brûlé vif. Et même alors, il s’est contenté de crier Aïe !

Makarova dédia un sourire méprisant à la mémoire de l’imprimeur Torchia, ou peut-être à celle de ces bourreaux incapables de lui arracher son ultime secret. La Ponte fronçait les sourcils.

— Tu dis qu’il n’est resté qu’un seul livre. Mais tout à l’heure, tu parlais de trois exemplaires connus.

Corso avait ôté ses lunettes et les regardait à contre-jour pour s’assurer de la propreté des verres.

— C’est bien le problème. Les livres ont apparu et disparu au gré des guerres, des vols et des incendies. Quel est l’exemplaire authentique ? On l’ignore.

— Ils sont peut-être tous faux, lança Makarova, inspirée par son bon sens.

— Peut-être. Et je dois lever le doute, découvrir si Varo Borja est en possession de l’original, ou si on lui a fait prendre des vessies pour des lanternes. C’est pour cette raison que je vais à Sintra et à Paris – il ajusta ses lunettes pour regarder La Ponte. En passant, je m’occuperai aussi de ton manuscrit.

Le libraire acquiesçait, pensif, lorgnant du coin de l’œil l’image de la jeune fille aux gros nichons dans le miroir du bar.

— Par comparaison, il semble un peu ridicule de te faire perdre ton temps avec Les Trois Mousquetaires...

— Ridicule ? – Makarova sortit du terrain de la neutralité pour se montrer à présent véritablement offensée. J’ai jamais lu un meilleur roman !

Et elle ponctua cette déclaration d’un solide coup de la paume sur le zinc, faisant saillir dans toute leur robustesse les muscles de ses avant-bras nus. Boris Balkan aurait aimé l’entendre, pensa Corso. Dans la liste très particulière des best-sellers de Makarova, pour qui il faisait office de conseiller littéraire, le roman de Dumas partageait les honneurs stellaires avec Guerre et Paix, La Colline de Watership, et Carol de la célèbre Highsmith. Entre autres.

— Rassure-toi, expliqua-t-il à La Ponte. Mon intention est de faire casquer Varo Borja pour toi. Mais j’aurais tendance à penser que ton Vin d’Anjou est authentique... Qui s’amuserait à falsifier un truc pareil ?

— Il y a des gens prêts à tout, fit remarquer Makarova avec une infinie sagesse.

La Ponte partageait l’opinion de Corso ; dans ce cas particulier, une manipulation quelconque aurait été absurde. Feu Taillefer lui avait garanti l’authenticité du manuscrit : de la main même du brave Alexandre. Et Taillefer était un homme de confiance.

— Je lui apportais souvent des feuilletons anciens ; il les achetait tous – il but une gorgée en laissant échapper un petit rire par-dessus son verre. Un prétexte comme un autre pour aller reluquer les jambes de sa femme. Une blonde du tonnerre. Spectaculaire. Bref, un jour je le vois ouvrir un tiroir et il pose Le Vin d’Anjou sur la table. « Il est à vous, me dit-il sans préambule, si vous vous chargez d’une expertise en bonne et due forme et si vous le mettez immédiatement en vente... »

Un client appela Makarova pour lui demander un bitter sans alcool. Elle l’envoya promener. Toujours immobile derrière le bar, son mégot au coin des lèvres, les yeux mi-clos à cause de la fumée, elle attendait la suite de l’histoire.

— C’est tout ? demanda Corso.

La Ponte fit un geste vague.

— Pratiquement. J’ai essayé de l’en dissuader, car je connaissais sa passion. C’était un de ces bonshommes capables de vendre leur âme pour une pièce rare. Mais il avait pris sa décision. « Si ce n’est pas vous, ce sera un autre. » Évidemment, avec cet argument, il ne pouvait manquer de faire vibrer ma corde sensible. Je veux parler de ma fibre commerciale.

— Précision parfaitement inutile, commenta Corso. C’est la seule fibre que je te connaisse.

En quête de chaleur humaine, La Ponte se retourna vers les yeux couleur de plomb de Makarova ; mais il renonça aussitôt. Il venait de voir qu’il y faisait aussi chaud que dans un fjord norvégien à trois heures du matin.

— Quel bonheur de se sentir aimé, dit-il enfin, un peu fâché.

L’amateur de bitter avait vraiment soif, signala Corso, car il revenait à la charge. En le regardant du coin de l’œil, mais sans bouger d’un pouce, Makarova lui conseilla d’aller se faire voir ailleurs avant qu’on ne lui pète une arcade sourcilière. L’autre, après quelques instants de réflexion, parut comprendre l’essence du message et s’ôta du chemin.

— Enrique Taillefer était un type bizarre – La Ponte lissait une fois de plus ses cheveux sur son début de tonsure, sans perdre un instant de vue l’opulente blonde du miroir. Il voulait que je vende le manuscrit en faisant de la publicité sur l’affaire – il baissa un peu le ton pour ne pas donner d’inquiétudes à la blonde. « Quelqu’un va avoir une surprise », m’a-t-il dit, très mystérieux. Avec un clin d’œil, comme s’il m’annonçait qu’il allait faire la bombe toute la nuit. Quatre jours plus tard, il était mort.

— Mort, répéta Makarova d’une voix gutturale, savourant le mot, pendue à ses lèvres.

— Suicide, précisa Corso ; mais elle haussa les épaules comme s’il n’y avait pas tant de différence entre le suicide et l’assassinat. Un manuscrit douteux, une mort sûre et certaine : assez pour qu’il y ait anguille sous roche.

En entendant parler de suicide, La Ponte approuva en prenant une mine lugubre :

— C’est ce qu’on dit.

— Tu n’en sembles pas convaincu.

— C’est que je ne le suis pas. Tout est très étrange – il fronça les sourcils, sombre à présent, indifférent au miroir. Cette histoire sent mauvais.

— Taillefer ne t’a jamais raconté comment il avait mis la main sur le manuscrit ?

— Au début, je ne lui ai pas demandé. Ensuite, c’était trop tard.

— Tu as parlé à la veuve ?

La question fit s’éclaircir le front de notre libraire. Il se fendait à présent d’un large sourire, d’une oreille à l’autre.

— Je te réserve la primeur de cet épisode – sa voix était celle de qui se souvient d’un coup fumant, oublié dans la fureur de l’action. Comme ça, tu seras payé en nature. Je ne peux pas t’offrir le dixième de ce que tu vas tirer de Varo Borja pour son Livre des neuf bidules.

— À charge de revanche quand tu découvriras un Audubon et que tu deviendras millionnaire. Je ne fais que différer les paiements.

La Ponte sembla se froisser. Pour un cynique de son envergure, se dit Corso, il était bien sensible à l’heure de l’apéritif.

— Je croyais que tu m’aidais par pure amitié, protesta le libraire. Tu vois ce que je veux dire. Le Club des Harponneurs de Nantucket. Là-bas ! Elle souffle, etc., etc.

— L’amitié... – Corso regarda autour de lui, comme s’il espérait que quelqu’un lui explique le mot. Les bars et les cimetières sont remplis d’amis irremplaçables.

— Mais tu es de quel bord, salopard ?

— Du sien, soupira Makarova. Corso est toujours de son bord.

Désolé, La Ponte constata que la blonde aux gros nichons s’en allait au bras d’un type élégant, tiré à quatre épingles. Corso continuait à regarder la grosse de la machine à sous. Sa dernière pièce avalée, elle restait plantée à côté de la machine, déconcertée, vide, les bras ballant le long du corps. Un homme de haute taille, brun, vint prendre la relève devant les boutons ; il avait une moustache noire, bien fournie, et une balafre sur la joue. Son aspect évoqua chez Corso un souvenir familier, fugace, trouble. Au grand désespoir de la grosse, la machine crachait maintenant une bruyante avalanche de pièces.

Makarova offrit à Corso une dernière bière. Cette fois, La Ponte dut payer son écot.